A première vue dans la nouvelle de Boris Kornev « La danse de Psyché » il n’y a que deux héros – deux grand poètes français Charles Baudelaire et François Villon.
Pourtant, il y en a trois.
Le premier héros de la nouvelle – c’est son auteur.
Je voudrais dire quelques mots de l’auteur – des mots de remerciement d’un lecteur qui connaît toutes ses œuvres, qui aime son esprit paradoxal et son œil perspicace (deux qualités qui s’unissent rarement), son style lapidaire et en même temps exhaustif… J’aimerais en parler, mais pas tout de suite, un peu plus tard. Pour l’instant on va parler de la nouvelle, de la danse de Psyché.
Comme ceci – sans guillemets – de la danse de Psyché.
Psyché – personnification d’une âme, ou même une Ame. Ame de qui ? De personne, âme libre ; libre jusqu’à ce que commence sa danse, puisque Psyché devient l’âme de celui avec qui elle danse. De celui qui elle choisit pour danser avec. Etre son élu n’est pas donné à tout et chacun, et pourtant la ronde qu’elle mène est bien peuplée : durant les millénaires de son existence, l’humanité avait donné une quantité impressionnante des favoris de la déesse.
Ces gens appartiennent aux époques, aux nations, aux cultures différentes. Toutefois ils se ressemblent tous : les personnages de la ronde se fusionnent, se déversent les uns dans les autres comme l’eau des vases communicants ; ils sont illuminés de la même lumière, ils obéissent tous au même rythme de la danse – le rythme imposé par Psyché.
Voilà comment le décrit Boris Kornev :
«Parfois deux personnes traversant, chacun de son côté, une crise existentielle, vont l’un vers l’autre, pendant des années, sans s’en rendre compte. Ils se rencontrent. Même destin, même caractère, même pression meurtrière des contradictions de la vie – de tout cela naît le fabuleux sentiment de confiance ; l’âme se réveille, se libère de l’esclavage de toute affection. Le psychisme surmonte – pas à pas, en se déchirant – toute oppression perçue comme unilatérale. Après quoi surgit à la surface une autre perception des contrariétés qui font souffrir ; cette nouvelle perception est autre qu’une simple division du monde en tout blanc et tout noir… La guérison arrive . »
C’est ainsi.
Reste une petite nuance, presque imperceptible, dont beaucoup ne se rendent même pas compte. A savoir : cette rencontre peut s’effectuer entre les gens appartenant aux époques différentes. Parfois ils sont séparés par des décennies, des siècles – mais ils se rencontrent et, avec un étonnement joyeux ils constatent leur grande ressemblance, leurs liens intimes.
C’est une de ces rencontres qui est l’objet d’attention de « La danse de Psyché ».
Si on essaie de faire un synopsis de la nouvelle voilà ce qu’on obtient :
-On voit Charles Baudelaire en personne, ce « poète maudit », l’auteur des « Fleurs du mal ». Il souffre d’enfer de son incompatibilité avec le monde ; pire, il multiplie volontairement cette incompatibilité : il convertit l’amour heureux en amour malheureux, une vie heureuse en une existence végétale ; il s’est fait contaminer de la syphilis, il s’est imposé la dépendance de la drogue. Bref, il s’expulse de toutes ses forces de la routine qu’il déteste vers l’au-delà. Et voilà qu’un jour, il perce l’irréversibilité du temps et rencontre un confrère de la plume et du destin – François Villon. Il voit Paris du XV siècle, il glisse sur les immondices de ses rues, il regarde les fourberies de petits voleurs et petits politiciens… Il parle à Villon et commence à comprendre le mystère de sa disparition en janvier 1463 (Boris Kornev croit avoir une explication de cette disparition – très intéressante, mais nous n’allons pas la dévoiler maintenant par respect des secrets de l’auteur).
C’est l’intrigue de la nouvelle – en grandes lignes, au premier abord.
Par contre tout est plus compliqué que ce qu’on voit à la surface.
Primo, l’approche de l’auteur à une œuvre biographique n’est pas habituelle. Je n’ai pas en mémoire des cas où un travailleur honnête de ce genre – André Mauroy, Irving Stone et ainsi de suite dans l’ordre décroissant – ait écrit ses œuvres de la première personne. Surtout quand cette personne n’est ni l’auteur (par exemple « Je pense à ce grand poète, et je trouve que… », ni un observateur-narrateur (« Aujourd’hui j’ai rencontré le Grand, nous avons parlé de… ». Boris Kornev parle dans sa nouvelle par la personne de Charles Baudelaire lui-même.
-Je vais me lever pour aller marcher dans le Jardin de Luxembourg. Je l’adore…
-Le bonheur de mon enfance était aveuglant. J ‘étais enfant unique et très attendu…
-Expulsé du monde de l’amour, j’ai entamé mon autodestruction… Ce n’est pas que les femmes ne m’attirent pas, mais la nature animale de cette attirance ne peut que repousser…
L’auteur se sent très à l’aise dans les ténèbres de l’âme de son personnage non inventé. Les manifestations du génie de Baudelaire, maladives et perverses, deviennent tout à coup une partie d’un tableau logique et cohérent. D’après Kornev, ce n’est pas la passion d’autodestruction qui agit en poète, mais le dégoût pour la paresse et inflexibilité du cours de temps, la marche cérémonieuse vers la mort. Il est impossible de s’en libérer par un procédé conventionnel, on est obligé à recourir à ce que les habitants de la routine trouvent déloyal.
Dans ce tableau, la brèche dans le tissu du temps et la rencontre de Baudelaire avec Villon deviennent logiques ; cette percée semble harmonieuse et naturelle dans cet espace littéraire.
A ce propos je ne peux m’empêcher de dire que depuis Mark Twain et son « Yankee à la cour du roi Arthur », la retombée d’un personnage dans une époque révolue, est exploité d’une façon indécente, devient de nos jours tout un genre ( ??) littéraire, j’ai envie de lui donner le nom de « Retombance ». Le sujet est bien connu : le personnage se retrouve par hasard (dont les auteurs ne se donnent pas la peine d’expliquer la cause) dans une époque très lointaine qu’il refait à sa façon ou, tout simplement, nous relate les évènements historiques qu’il observe. Quoi qu’on en dise, cette mode reflète des tendances sous-jacentes : si des auteurs sérieux (et Boris Kornev, à mon avis, a une vision juste et profonde de la modernité) commencent à assimiler le genre de « retombance », il se passe quelque chose dans l’atmosphère du commencement du XXI siècle, qui fasse rêver de l’irruption dans des époques lointaines. Est-ce possible que le cercle des temps se referme enfin, que le passé devienne le présent ?
Ou bien c’est la danse de Psyché, calme et harmonieuse jusqu’à présent, devient brûlante, nerveuse ?
Puisque, de quel que côté que l’on regarde, ce n’est pas Charles Baudelaire, mais Boris Kornev a pu percer l’épaisseur des siècles pour se trouver face à face d’abord avec l’auteur des « Fleurs du mal », et ensuite avec l’auteur des «Regrets de la belle Heaulmière ». C’est encore lui, Boris Kornev, après avoir dansé avec la Déesse, rencontre dans cette ronde ses frères, obtient la possibilité de les voir de l’intérieur. La narration de la première personne, l’idée même de ce procédé littéraire n’aurait aucune chance de naître de l’étude sèche, académique de biographie d’un classique : pour écrire ce livre il a fallu une profonde ressemblance avec son héros, la communauté des fortunes. Il a fallu faire de sa propre personne un personnage du récit.
Voilà pourquoi j’ai dit que cette nouvelle n’a pas deux, mais trois héros.
Et ce n’est pas par hasard que l’auteur a muni le livre d’une longue préface. Cette préface ne contient pas d’habituelles théories abstraites sur un sujet en question, non, elle est pleine de souvenirs chers à l’auteur – souvenirs très personnels de ses années d’études secondaires.
On peut se demander, qu’est-ce que la biographie de Charles Baudelaire a-t-elle de commun avec l’école où l’auteur a fait ses études, avec ses professeurs et ses copains de classe ?
Toutefois la logique de « La danse de Psyché » est telle que sans cette préface – si personnelle et en quelque sorte si intime – le cercle ne pourrait pas se refermer, la pensée majeure serait suspendue, les images auraient perdu en volume, ne pourraient pas respirer librement.
« Un jour notre professeur a amené en classe le plan de Paris, ce plan était si grand qu’il occupait presque un mur entier. Nous pouvions y voir – tout comme aujourd’hui dans Google – des rues, des monuments, et même des immeubles. Chacun des élèves a eu pour devoir à apprendre par cœur un fragment du plan ; il fallait se renseigner quand et par qui avait été construit chaque monument, ce qui s’y était trouvé un ou deux siècles plus tôt. Nous devions aussi savoir comment aller d’un point de la ville à un autre : par exemple, de la place de la Bastille au Louvre et puis à l’Arc de Triomphe ? Mais pas par la rue de Rivoli, non plus par les Champs Elysée – c’était trop facile !… Je me souviens avoir eu pour devoir le 5-ème et 6-ème arrondissements dans le Quartier Latin, c’est à dire, tout ce qui se trouve sur la rive gauche en face de la Cité, entre le pont Neuf et le Petit pont. Il fallait suivre le Quai des Grands-Augustins, la rue Saint-Jacques, traverser le boulevard Saint-Germain et la rue des Ecoles, passer ensuite devant Sorbonne et le lycée Luis le Grand… pour arriver enfin au jardin de Luxembourg… »
Les quartiers de Paris que l’écolier Kornev avait pour devoir – la rive gauche de la Seine jusqu’au jardin du Luxembourg – c’était l’espace de vie de François Villon, sa maison, son écoumène. Malgré de nombreuses reconstructions, tout y est imprégné de son esprit. Île de la Cité, le Pont Neuf, la Sorbonne… Il suffit de prononcer ces noms pour que la brise venue de Paris de l’époque de Villon se sente sur le visage. De prononcer !.. Et si on suit, d’une façon assidue, scrupuleuse, tous ces noms sur la carte ; si on essaie d’appréhender ce monde, de s’y aventurer… Ces exercices d’esprit pourraient amener à des résultats inattendus !
-Pourquoi Baudelaire ? – nous pose cette question narquoise Boris Kornev — Je vais vous répondre avec toute franchise : je n’en sais rien ! Tout s’est tricoté sans que je m’en aperçoive, tout s’est rangé suivant une certaine logique, malgré ma volonté.
Pourtant il n’y a aucune logique. Il y a un enchaînement, mais d’ordre illogique, sortant du bon sens routinier.
Eh bien, pourquoi Baudelaire ? Il n’était pas l’unique « poète maudit ». Est-ce que Paul Verlaine ou Arthur Rimbaud ne seraient-il pas de bons guides dans le monde de Villon ? Ou encore Lautréamont – un esprit pas moins énigmatique que l’auteur moyenâgeux des ballades ?
Est-ce parce que l’écoumène de Villon appartenait également à Baudelaire ? S’aventurant dans les rues de la rive gauche, s’imprégnant de l’esprit de Villon, est-il possible échapper à l’influence de l’auteur des « Fleurs de mal » ? Quoi qu’on en dise, mais Rimbaud, venu à Paris d’une province, et Lautréamont, originaire de l’Amérique de Sud – n’étaient pas parisiens ; quant à Verlaine, tout grand qu’il soit, il n’incarne pas l’esprit que Villon.
Autre question – pourquoi recourir aux services d’un guide ? Ne peut-on pas s’approcher de Villon sans intermédiaire ? Pourquoi ne pas écrire de la part de Villon lui-même ?
A cette question il n’y a qu’une seule réponse : pour pénétrer dans l’au-delà on est obligé d’avoir un guide, et ce guide doit être d’un puissant esprit créateur. Ce n’était pas par hasard que Virgile et non pas un « monsieur n’importe qui » avait aidé Dante. En méditant sur la carte de Paris, en écartant le rideau du temps, on rentre d’abord dans le XIX siècle, et seulement après – dans des époques lointaines. Or, entre Baudelaire et Villon il n’existe personne de commensurable.
Ainsi, prenant la main de Baudelaire, se mettre en route contre le cours du Temps. Puisque c’est Baudelaire qui a écrit les lignes de l’épigraphe pour la première partie de la nouvelle :
Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le cœur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers…
Le poète a désigné dans ces lignes la contradiction majeure le brûlant toute sa vie : l’inaptitude de ce monde d’assouvir la soif globale de l’homme.
Ce qui est curieux, c’est que Baudelaire face à Villon ne garde pas son aspect provocateur, ce n’est plus un arrogant Poète Maudit, mais un admirateur farouche vivant dans son coin et ne parlant avec le Maître qu’à la tombée de la nuit. Pourquoi cela ? On pourrait supposer que les beuveries communes, des rondes dans les quartiers chauds et les débauches bruyantes doivent couronner la rencontre des deux grands perturbateurs des principes. Au moins c’est de cette manière que n’importe lequel militant de « retombance » aurait construit l’intrigue en abordant ce sujet.
Mais pas Boris Kornev. Parce que celui-ci ressent une subtilité insaisissable pour beaucoup d’entre nous : c’est uniquement quand le poète se sent prisonnier du quotidien, il recourt au stratagème du bouleversement des principes, des claques aux goûts petit-bourgeois, à la marginalité volontaire. C’est sa révolte, sa façon de fuir l’emprisonnement. Or, si la cage est détruite et la routine surmontée, il n’y a plus de raison à la révolte, ce qui reste, c’est une conversation paisible des deux frères qui se sont rencontrés à travers les siècles, c’est l’union des deux âmes – c’est la danse de Psyché.
« Le temps passera, Paris sera de nouveau emporté par le tourbillon de la routine ; la pureté des paroles, des vœux et des promesses sera oubliée. Mais une parcelle de fête et de ses lumières restera dans les cœurs, témoignant que le temps n’a pas le pouvoir sur tout. »
Le livre se termine par ces paroles.
Non, ce n’est pas vrai, il se termine par une sélection des poèmes de Baudelaire et de Villon : ils semblent être une partie intégrale de la nouvelle, puisque c’est là que nous trouvons le credo du poète emporté par le tourbillon de la danse de Psyché :
Rien ne m’est sûr que la chose incertaine ;
Obscur, fors ce qui est tout évident ;
Doute ne fais, fors en chose certaine ;
Science tiens à soudain accident ;
Je gagne tout et demeure perdant ;
Au point du jours dis : « Dieu vous doint bon soir ! »
Gisant envers, j’ai grand paour de choir ;
J’ai bien de quoi et si n’en ai pas un ;
Echoite attends et d’homme ne suis hoir,
Bien recueilli débouté de chacun.
De rien n’ai soin, si mets toute ma peine
D’acquérir biens et n’y suis prétendant ;
Qui mieux me dit, c’est cil qui plus m’ataine,
Et qui plus vrai, lors plus me va bourdant ;
Mon ami est, qui me fait entendant
D’un cygne blanc que c’est un corbeau noir ;
Et qui me nuit, crois qu’il m’aide à pouvoir ;
Bourde, verté, aujourd’hui m’est tout un ;
Je retiens tout, rien ne sait concevoir,
Bien recueilli, débouté de chacun.
(Ballade du concours de Blois)