Les voyageurs

 

Nouvelle

 

…Et nous allons, suivant le rythme de la lame,

Berçant notre infini sur le fini des mers…

 Charles Baudelaire

 Le voyage

 

              Enfin, quelle vie formidable! Adieu au labeur épuisant, aux recherches de raison de vivre, au trot incessant en quête d’argent… On ne risque plus une crise cardiaque en jouant les conciliateurs des deux parties d’un projet commun. On n’est plus obligé de boire pour créer une atmosphère de confiance ou pour prouver la similitude des idées et des idéaux. Usines et bateaux – au diable! Yachts, fêtes et jet-sets glamours – idem! Des problèmes sans importance, qui parfois faisaient déborder le vase de mauvaise humeur, n’existent plus. Si, de temps à autre un « porteur de problème» pointe à l’horizon en éveillant des souvenirs… ça fait penser à un ouvrier à la retraite qui revient parfois dans son atelier pour «se rappeler la bonne odeur des copeaux de métal»…

              Sinon – le bien-être total! Depuis longtemps la nouvelle façon de vivre mûrit dans la tête – une nouvelle vie, claire, et en quelque sorte méritée. Pour rien au monde je ne voudrais me rajeunir ni de vingt ni de trente ans! Aujourd’hui je sais très bien ce qu’il me faut pour être heureux, je sais sans quoi je ne pourrais vivre.

              Tous les deux – moi et mon petit chien Masik, jack russel terrier – nous vivons en été à Manola – un petit village de Karélie non loin de Pétersbourg qui existe depuis le treizième siècle. Tous les jours nous marchons au bord du golfe de Finlande; nous montons sur un énorme bloc de granit pareil à celui du «Cavalier de bronze» et nous admirons la côte rocailleuse, les îles d’en face, le détroit Bjorkezund. Le soleil se couche et ses rayons se reflètent dans les eaux calmes par des nervures écarlates. Rentrés à la maison, on est bien aussi – au milieu de la pelouse tondue les pommiers et cerisiers sont en fleurs; un peu plus tard ce sera le tour des lilas, puis du jasmin. A la véranda on est si heureux dans un fauteuil avec une tasse de thé à la bergamote… Masik s’est installé sur mes genoux, il me lèche les mains, essaie de me transmettre sa joie. Pas de moustiques, de chaleur, de vent… On fait un petit somme. La tempête sur la mer ne nous dérange pas plus – on entend juste un bruit sourd, on voit bouger les cimes des arbres. Aucun cataclysme ne nous menace, tout est prévu: en panne d’électricité le groupe électrogène se met en marche, s’il fait froid à la maison – le chauffage s’allume tout seul. Si on a envie d’aller au bain – il est prêt en une heure. Les courses? Pas de problème – la petite ville de Primorsk est à cinq kilomètres. A quarante minutes – Viborg, une ville plus grande, assez unique pour le pays: moyenâgeuse du type occidental. Saint-Pétersbourg n’est pas loin non plus.

              Mais, je n’ai pas du tout envie de partir. Pas envie de laisser Masik tout seul, ne serait-ce que pour quelques heures. C’est mon égoïsme qui parle: lui, il s’en fout, il est très bien tout seul à courir derrière les corbeaux sur la pelouse. Une fois fatigué, il monte sur le canapé et s’endort tout de suite. Et ronfle. Il ronfle très fort! Par contre, dès que je me lève, il se réveille et fonce à la recherche de son jouet préféré, une petite balle. Il la trouve sans faute, où qu’elle soit, et s’arrête en me regardant, comme s’il m’invitait à venir jouer avec lui. Si je ne viens pas, il sait quoi faire: la balle lui sert aussi pour se masser le dos, il s’installe dessus et bouge jusq’à ce que la balle s’en aille.

              Il joue tranquillement quand je suis là, mais il suffit que je prenne ma petite besace pour qu’il se débrouille pour ne pas me laisser partir. Impossible de l’enfermer dans la maison, impossible de lui mettre sa laisse! Même si je cache la besace dans un sac en plastique ou sous mon pardessus – rien à faire, il le comprend! Autrefois je lui mettait la laisse devant le portillon en faisant semblant que nous sortions en promenade. On restait deux minutes dehors, puis, en revenant je l’amenais dans la maison, fermais la porte à clé et j’étais libre. Maintenant c’est fini, il n’est plus dupe, il ne me laisse même pas l’approcher! Aujourd’hui ça se passe de la façon suivante: je prends la voiture et je vais vers le portail. Bien sûr qu’il suit la voiture en aboyant. La portail s’ouvre et je m’en vais.

              Vous direz: «Mais ça ne va pas, toi!» Exact! Il y a encore un an c’était fatal: Masik se sauvait inévitablement et il fallait parcourir des kilomètres pour le retrouver! Maintenant c’est l’époque de «haute technologie»: derrière le portail il y a un petit espace clos; dès que je suis dedant, je sors de voiture, j’arrête le moteur et je rentre par le portail. Le chien me suit (mais si je n’arrête pas le moteur il reste près de la voiture!). Nous marchons une dizaine de mètres jusqu’à ce que le portail se ferme derrière nous. Ensuite je sors tranquillement par le petit portillon – là, il lui est impossible de se faufiler derrière moi. D’ailleurs, il ne l’essaie même plus! Il l’avait fait dans le temps, maintenant il reste là, la queue entre les pattes se rappelant toutes les conséquences de l’ordre «attendre!» En un mot, je le trompe sans arrêt. Je suis trompeur et je me sens odieux! D’ailleurs, pourquoi trompeur? Je lui avais dit franchement: «Attendre! Magasin, Primorsk!» Quoi qu’il en soit, désormais je sors la voiture tôt le matin quand il dort encore.

               Mais quelle joie quand je suis de retour à la maison! J’aperçois de loin son museau dessous le portail: il m’attend! Est-t-il resté toute la matinée à m’attendre comme ça? Le pauvre! Nous nous sommes enracinés l’un dans l’autre… C’est pour ça que je suis toujours pressé de revenir. Ou bien je ne sors pas et je me nourris des restes.

              L’automne vient doucement. Le soleil d’octobre est tamisé par le feuillage des bouleaux et des érables jusqu’au jour où leurs feuilles, sereines et indifférentes, se détacheront des branches pour prendre leur envol dans la fraîcheur bleue du ciel automnal. Il semble que la lumière devient de plus en plus vive, que tout dans la nature devient plus brillant, que les feuilles pleines de clarté humide et de chaleur colorée, rivalisent en éclat avec le ciel d’un bleu intense. Les feuilles terminent inévitablement leur voyage sur «le train d’atterissage» – ma clairière. Si la nuit a été fraiche elles atterrissent sur les toiles d’araignée dans les branches des sapins; toutefois le gros du tourbillon s’étale sur l’herbe. J’avais essayé de ramasser les feuilles avec le rateau – peine perdue, Masik en disperse tout de suite la moitié. Je voudrais bien profiter de la vue de ma pelouse verte, m’imaginer en été quand la terre respire encore et les arbres ne sont pas encore endormis. Mais dès que je m’installe dans un fauteuil, la neige arrive. Elle tombe en gruaux fins et humides qui recouvrent toute cette beauté d’une couverture blanche, trouée.

              Cela veut dire qu’il est temps de partir – prendre son envol vers les pays chauds. Comme ces cygnes qui après leur séjour dans notre baie se sont envolés vers le sud de l’Afrique. Maintenant à nous! Pas si loin; le sud de l’Espagne ou de la France nous convient tout à fait. Mais d’abord nous allons voir pour la dernière fois la crique où ces oiseaux majestueux reviendront au mois d’avril.

              Nous avons abandonné les granits de la Carélie – cette beauté froide, ouverte aux quatre vents, dont les yeux bleus des lacs sont bordés de cils épais de sapins aux gouttes de larmes de pluies.

              Il y a huit jours nous avons quitté Barcelone revêtue de pierres multicolore – cette blonde carnavalesque où nous avions assisté à un des actes du spectacle nommé «révolution catalane».

              Las des années où il fallait trouver des solution dans des situation de crises, où les incertitudes étaient de la routine, nous avons maintenant envie du stable, durable, du bien assis. A la jeunesse des Alpes nous préférons la sagesse des Pyrénées.

              Essayons de demeurer dans un paysage montagneux, où l’architecture urbaine – raffinée et artificielle – ne fatigue pas l’oeil. Rien qu’une petite feuille, un vent léger, un rocher et au fond – le Pic du Canigou. J’avoue que nous nous sommes habitués sans efforts à exister au milieu d’un espace où l’«artificiel» est vite et consciemment chassé. Le beau et l’agréable entre dans nos vies inattendus et inespérés; ce sont des choses furtives, presque insignifiantes: le chant des oiseaux dans le jardin, un rayon de soleil éclairant la chambre à travers un rideau…

              Ce matin j’ai été réveillé par des coups frappés à la vitre. Pourtant, ma fenêtre est au premier. A l’époque de la tramontane hivernale les volets des fenêtres claquent sans cesse: leurs fixations ne résistent pas à un vent de trente mètres à la seconde. Or, hier le soir a été calme, rien ne prédisait l’arrivée de la tramontane, quand les volutes de nuages cramoisis et bleus aux sinistres nuances violettes recouvrent tout le ciel.

              Sans déranger Masik étalé au bord du lit, je me suis levé et suis allé à la fenêtre.

              Trois jolis oiseaux au long nez et aux plumes couleur de nuages de tramontane étaient alignés au rebord de la fenêtre et frappaient à la vitre à tour de rôle. Pas de pensée profonde dans leurs petits yeux brillants – un seul et unique objectif – frapper. Mon petit ami à quatre pattes n’est pas non plus capable d’avoir plus d’une émotion à la fois sur son museau, sauf qu’elles sont nombreuses et se succèdent sans arrêt! La curiosité de mes visiteurs matinaux est facilement compréhensible: que peut-on voir à travers la vitre dans le pénombre d’une pièce, sinon un lit sur lequel dorment deux inconnus. Rien de plus mystérieux que l’obscurité derrière une vitre! Ce qui est trop visible est souvent privé d’intérêt.

              Par ce matin sans vent les oiseaux travaillent dur à la polénisation des Callistémons citrinus tandis que ces deux-là de l’autre côté de la vitre dorment comme si de rien n’était! «Ils ne sont pas des nôtres! – ont piaillé ceux qui se reposaient à côté sur une branche mimosa – pas de notre famille de colibri! Mais alors, qui sont-ils? L’intonation inquiète de leur voix m’a fait penser à un personnage du «Dix-sept instants d’un printemps» — un film d’espionage de l’époque de ma jeunesse: «…ils ne bougent pas pour ne pas attirer l’attention… trament-ils quelque chose? veulent-ils être hors de soupçons? que machinent-ils?». Les oiseaux, en absence de réponse à leurs nombreuses questions, avaient décidé de réveiller ces étranges fainéants.

              J’ai ouvert la fenêtre. Les espions se sont tout de suite envolés. Le parfum du mimosa argenté et du callistémon a embaumé la pièce. Les «goupillons» rouges du callistémon pourraient passer de loin pour les grappes du sorbier.

              Entre temps Masik s’était réveillé, s’est étiré et, ayant tout compris, en deux bonds s’est retrouvé près de la fenêtre. Hissé sur ses pattes de derrière il a mis celles de devant sur le rebord de la fenêtre. Le cou tendu, les yeux fermés, il a longuement aspiré l’air, puis, ouvrant ses yeux l’un après l’autre, m’a regardé surpris: il n’y avait personne. Les sourcis «en accent circonflexe» comme ceux de Charles Aznavour, il semblait dire: Ils sont partis? Evidemment! Ils ont eu peur de moi! Ensuite, renfrogné, il s’est dit: c’est comme cela ici, tous les jour il se passent des choses inhabituelles! Que voulez-vous? On est à l’étranger! On est touristes!

              Est-ce nouveau en matière du tourisme que de parcourir les petites villes de Languedoc-Roussillon en essayant de comprendre en quoi elles sont différentes? Par exemple, celle-ci est presque pareille à une autre, à vingt minutes d’ici. Mais quand même pas tout à fait: à Amélie-les-bains-Palalda les montagnes semblent plus proches et l’entourent en cirque, tandis qu’à Laroque-des-Albères le centre est dangeureusement escarpé, les routes descendent parfois à 45 degrés! Il m’était arrivé même d’arrêter la voiture devant ce ravin: «Est-ce vraiment une route?» — les claxons des locaux se sont fait tout de suite entendre. En Laroque –des-Albères les montagnes ne sont visibles que depuis d’autres montagnes, comme la mer à Premia de Dalt près de Barcelone. Mais là-bas en montant sur une colline on voit des petits portillons cachés entre des buissons en fleurs. Derrière, un escalier raide monte, suivant une crevasse dans le rocher, vers une habitation invisible d’en bas: les Catalans utilisent toutes les particularités du paysage pour personnaliser leurs propriétés. C’est en montagne. Dans la plaine tout est différent: on peut admirer les montagnes environnantes toutes à la fois, et depuis n’importe quel point d’observation. Même le Canigou semble plus près et plus haut – comme si on était à Vernet-les-Bains. La route vers Pras-de-Mollo-la-Prest est longue, sinueuse, difficile, surtout si vous passez par le petit village de Serralong, où la proximité de l’Espagne est très sensible.

              Masik n’aime pas cette route, il pleurniche dans sa cage ne supportant pas les virages trop serrés. La route de retour à Céret est droite, bordée d’innombrables cerisaies. Je voudrais bien les voir au mois d’avril pendant la floraison; ou bien en mai – lors de la Fête de la cerise!

              Pourquoi je cours toutes ces villes, me demanderez-vous. C’est que nous choisissons l’endroit de notre prochain «hivernage». Mon ancien travail m’avait appris à «ne pas diminuer les probabilités». Déjà, «ne pas diminuer» est difficile: parfois on a envie de tout laisser tomber, d’arrêter son choix. Mais «augmenter»! Ça, c’est de la pure folie. Nous sommes bien à Céret. Depuis une semaine un bon nombre d’émotions agréables sont devenues habituelles; les nouveautés semblent indésirables, une ingérence dans la vie de tous les jours.

              Émotions agréables… Elles ne sont pas forcément liées au confort, ni aux plaisirs, mais se font apprécier par contraste avec la routine; c’est le résultat d’une victoire. Chez moi, à Manola tout avait été pensé, obtenu après des épreuves qui avaient duré des années. L’homme s’accroche à l’ancien, ayant plus peur des changements que des malheurs habituels. Alors que les changements sont presque toujours positifs, de quelle que manière qu’ils commencent. Mais surtout quand on est prêt à voir et à accepter le positif. Comme dans cette chanson sur le Petit Prince: «l’essentiel est de ne pas effaroucher le bonheur, d’ouvrir la fenêtre pour faire rentrer le monde infini».

               J’avais déjà éprouvé ce sentiment du vainqueur. C’était à Zurich au début des années 90. Les pourparlés ont duré une journée; l’avion à Pétersbourg ne partait qu’à la fin de la semaine. J’avais plusieurs jours devant moi sans occupations, sans argent. J’essayais de trouver mon bonheur dans des plaisirs minuscules: ça pouvait être un grand verre de bière pris en guise de repas, ou bien un sachet de pop-corn que je trouvais guidé par l’odeur de l’huile brûlée. Le ventre remplis de maïs chaud et de l’eau du robinet, j’allais m’allonger au bord du lac. C’était le paradis! Une fois j’ai pu acheter à la gare une bière et un hot-dog. Du bonheur pur! Et quel plaisir de prendre un tramway local! Il est plein de mystères, ce tramway: quand il arrive, il faut tout d’abord arriver à ouvrir la porte en appuyant sur un petit bouton. Mais d’abord il faut le trouver, ce bouton! Ensuite poinçonner le ticket, mais pas n’importe comment – dans ce canton ce carré de papier doit être plié suivant le pointillé, pas comme à Genève ou à Lugano!

              Pourquoi je raconte tout ça? Pour dire que la vie dans un endroit n’égale pas le tourisme dans le même endroit. Quand on se rend compte que même sans guide, sans langue, sans ressourses on peut se débrouiller – la joie sans limite rend les couleurs plus vives, les gros chiens inoffensifs et les beautés des lieux plus savoureuses.

              Eh bien, à Céret nous avons déjà tout vu, tout enduré. Nous savons où manger et où se promener sans rencontrer des chiens méchants. Masik ne les aime pas, il aboie et me regarde en cherchant l’approbation et les louanges: «Tu as vu? Faut pas que t’aies peur, je suis là!» nous savons maintenant où on répare les voitures et où on fait semblant; où on peut confier sa tête à un coiffeur sans risque d’obtenir un truc à la dernière mode locale. Les choses des plus simples: faire le plein, gonfler les pneus, acheter l’huile qui va à ton moteur… De la routine! Mais pas ici, pas pour moi. Sur les routes le GPS me tue – cette voix privée d’émotions annonce les bretelles et les sorties quand on les a déjà dépassés; elle dit sortir à la troisième quand il n’y a que deux! Mais le plus insupportable c’est quand sur le tableau du bord apparaît la burette avec une goutte d’huile au bout du bec!

              Néanmoins, nous avons nos petits plaisirs! Par exemple, en rentrant dans une petite librairie au nom adorable «Ivre des livres» dans la rue Saint-Ferréol. Masik y reçoit sans faute une bonne tartine et moi, j’en sors rarement sans avoir déniché un volume tout usé du 18e siècle à trois euros. Et le bureau de poste! Quel contraste avec la poste centrale de Pétersbourg! Je me souviens d’un passage à cette dernière il y a un an: pour envoyer mon colis j’ai dû écrire l’adresse trois fois – sur le tissu d’emballage, sur un bout de carton collé sur ce tissu et ensuite sur un bout de papier collé sur ce carton. Le tout avec un crayon qui écrivait mal! Tandis qu’ici on achète pour neuf euros une jolie boîte pour un colis de cinq kilos. Dessus, bleu sur blanc il est marqué que l’envoi arrivera au destinataire dans 48 heures. J’ai écris l’adresse là où il fallait, et – incroyable! – l’employée a sorti de dessous un bout de papier avec la copie de cette adresse. Elle a mis le tampon, et m’a donné le reçu. Et payer? Déjà fait – c’est le prix de la boîte! Et voilà que mes bouquins sont partis dans les bibliothèques de Paris et de Perpignan! C’est qu’il est impossible de les envoyer depuis les pays étrangers – mes éditeurs l’avaient déjà essayé: à cause du plan «Vigipirate» les colis ne passent pas la frontière de la France.

              Et la bibliothèque de Céret! Elle se trouve dans un bâtiment classé du 13e siècle – «la Porte de France». L’entrée est libre, aucun enregistrement! Viens, choisis, lis! J’ai osé de leur offrir trois de mes livres traduits en français. Cinq dames nous ont entourés – moi et mon petit chien – en parlant toutes à la fois. Comme les Espagnoles! Les visiteurs qui feuilletaient des journaux sur un canapé et dans des fauteuils se sont aussi approchés pour voir ce qui ce passait. Un vrai auteur, directement de Russie, avec un chien; et il donne ses livres dans leur langue, et sur leurs poètes! J’ai senti que ces dames voulaient quelque chose… mais quoi? Je ne suis pas capable de parler à plusieurs personnes à la fois: ce que j’arrive à prononcer n’est pas toujours compéhensible par tout le monde; mais quand ce sont eux qui me parlent – c’est une vraie catastrophe! Masik s’est ennuyé le premier – il s’est mis à bâiller, ne s’intéressait plus à ce qui se passait. Pour comprendre où était le problème, j’ai jeté mon dévolu sur une dame aux lunettes et aux gestes lents, qui paraissait pleine de bon sens. Enfin, j’ai compris, qu’il fallait confirmer par écrit, que ces livres étaient un don à leur bibliothèque. Moi, je connais le mot «cadeau», et eux répétaient «don, don», «donne?»mais je donne déjà! En un mot, ma technique a été efficace – il faut toujours avoir une seule personne en face pour être compris – à la poste, à l’agence immobilière. C’était aussi comme ça dans l’appartement que j’avais loué – j’expliquais au mari qui traduisait ensuite mon français à sa femme.

              Toute la ville de Céret est «infectée» par la peinture; n’importe qui, sans le vouloir, peut choper cette maladie par contagion. Les galeries de peinture moderne sont nombreuses, le petit musée possède des tableaux de Picasso, Chagal, Dali. Ils vivaient, ils créaient ici – chacun à son époque – et chacun avait légué certaines oeuvres à la ville.

              Une vitrine de galerie a attiré un jour l’attention de Masik; il s’est arrêté en remuant la queue. Derrière la vitre – une réplique du tableau de Van Dongen «Femme au chapeau rouge». Nous sommmes tombés amoureux de cette dame – tout de suite et tous les deux. Cela a été le point du départ. J’ai trouvé à l’«Ivre des livres» l’«Histoire générale de la peinture» en 25 volumes, et, oubliant tout, je me suis plongé dans la lecture. Longtemps je contemplais les tableaux et cherchais à comprendre, pourquoi et comment, en fonction des styles et des tendances, la perception de la femme avait été si changée en moins d’une demi-siècle? Pensif, je revenais à la réalité quand Masik, inquiet, commençait à lécher mon visage. Je surgissais péniblement du tourbillon multicolore des courants de la peinture européenne, j’enlevais mes lunettes, et, en regardant autour, je n’arrivais pas à comprendre où sont partis les cocotes de Toulouse-Lautrec et les femmes triangulaires de Picasso. Où sont les visages étirés aux yeux noirs des dames de Modigliani? Où sont les points, points et encore des points de Seurat? L’impressionisme et son jeu de lumière, l’expressionisme avec ses lourdes touches – ont disparu, ainsi que les allusions surréalistes de Dali et les formes abstraites de Kandinski et Malévitch… Devant mes yeux seul le museau de mon petit ami qui s’ennuyait et avait déjà faim.

              Masik m’accompagnait partout – tout le monde l’aimait. Moi, on m’apercevait après seulement l’avoir admiré et caressé. Le seul endroit que j’évitais – c’était «Les tourtes catalanes», en face de la librarie; le parfum y était tel que, une fois entrés, nous ne pourrions pas en ressortir!

              Et les soirs! Céret après neuf heures – quel bonheur! Il n’y a personne, toute la ville est à nous deux! Les maisons et les monuments sont moins visibles dans la lumière jaune des lampadaires; tout est douceur et calme. Seules les branches des platanes bruissent tout en haut. Cela fait penser à ma Manola, quand le vent vient du golfe. Ma foi! Que c’est étrange! Ce matin nous avions passé par là, puis encore une fois dans l’après-midi; combien de fois a-t-on vu ces monuments du 13e siècle! Eh bien, le soir on ne les reconnaît plus. À la lumière du jour tout est trop mièvre, léché. Peut-être est-ce parce que nous sommes trop habitués au murs gris de cette petite ville? Nos yeux glissent sur ce tableau fatigués et indifférents. On a envie de tout revoir après la tombée de la nuit. Masik, lui aussi aime bien la nuit – sans se poser trop de question il fait ce dont il a besoin sur les cailloux posés en rond aux pieds de vieux platanes chauves.

              Le soir nous avons l’habitude de faire une halte à «Animundis», où l’on trouve tout pour les animaux. Masik disparaît tout de suite entre les étagères à la recherche d’une nouvelle balle, quant à moi, j’aime «séduire» la jeune vendeuse d’origine catalane. Notre «français» suffit pour nous comprendre; même si je dis «forel» au lieu de «truite», et au lieu de «quartier» — «kvartal», c’est pas grave: mon bagout aidant à mon ardeur juvénile, tout se passe à merveille.

 

 

 

ххх

 

              Comment vivre sans bain si depuis trente ans toutes les semaines on va se cuire à la vapeur? Question bête! On tombe malade! Le sang est habituée à circuler au rythme forcé qu’il faut maintenir! Sur l’internet j’ai été obligé de chercher dans le secteur quelque chose de semblable au bain russe. J’ en ai trouvé un, j’y ai appelé. Personne au bout du fil. Et pourtant, les heures d’ouverture et des massages y étaient bien indiquées. J’y suis allé malgré mon intuition qui me disait qu’en avoir un ici est une chose impensable. Le lieu indiqué n’était pas loin, mais la route non goudronnée et mal entretenue confirmait mes soupçons. La voix indifférente du GPS m’a annoncé que j’étais arrivé. Rien! Personne! Je me suis dit qu’après l’an 732 où le grand père de Charlemagne avait battu les Arabes à Poitiers et puis les a chassés définitivement de ces contrées, la tradition du bain a été complètement oubliée; c’est les Arabes qui le considéraient comme vital!

              Aujourd’hui la Tramontane ne souffle pas. On a donc décidé d’aller à Perpignan. Il le fallait pour deux raisons – acheter une carte française pour le téléphone (l’espagnole que j’avais déjà ne me permettait pas d’avoir un bon accès à l’internet), et voir notre nouveau lieu d’habitation. Nous avons trouvé notre quartier. Incroyable: l’immeuble où j’avais loué un appartement pour tout le mois de janvier est entouré d’écrivains! Je veux dire, toutes les rues portent les noms d’écrivains français. Les cours de littérature française à l’école me sont venus à l’esprit: «…dans leurs oeuvres ils tournent en dérision, fustigent sans pitié la paresse, l’ignorance, l’hypocrisie…». Qui sont-ils? Balzac, Perraud, Molière, Montaigne, Rostand… Je me sens presque obligé de consacrer un texte à l’un d’eux… sinon, ce ne serait pas «comme il faut»!

              Revenons à ma carte sim. Me voilà qui attends sagement. Je me suis enregistré, j’ai mon ticket et j’attends qu’on m’appelle. Tout à coup je vois qu’une voiture de police s’arrête devant la mienne parquée juste en face. Les agents en sortent, leurs visages tendus ne promettent rien de bon. Évidemment, je sors tout de suite, d’un geste élégant j’arrange autour du cou mon écharpe couleur kaki et m’adresse à eux dans mon «bon français»:

               — Il y a un problème?

              – Infraction… disent-ils. À vrai dire, il y a eu beaucoup d’autres paroles, mais c’est ce mot que j’ai compris dans leur long discours: je comprends encore plus difficilement le français du Sud que celui de Paris. En plus, je n’avais jamais eu affaire aux policiers français: à Céret il n’y en a pas. C’est à dire, j’ai vu une agence de police, mais je n’ai jamais vu quelqu’un qui en sortait ou y entrait. Alors, je décide de faire comme si rien n’était: pour commencer je leur montre Masik, regardez donc ce chien gentil. Masik penche la tête en arborant un large sourire et une profonde désolation dans les yeux. Ensuite je sors de la poche de ma veste un de mes livres en français, et je le dédicace à «mes camarades en uniforme»; tout comme dans un sketch d’un humoriste: «…ils acceptent, mais ils ne liront jamais en attendant que ce soit apprécié par des générations futures…»

              Toutefois j’ai évité une amende malgré l’interdiction de stationner. Ils n’ont même pas demandé mes papiers. Pourquoi? Le sourire de Masik? La plaque espagnole? Ou bien mon bouquin avec sur la couverture un tableau de Claude Monet et le portrait de votre humble serviteur…

               Enfin, Perpignan. Cette fois nous avons laissé la voiture dans un parking payant et sommes partis en voyage à travers la ville. Une occupation que nous n’aimons guère: partout la même chose – des immeubles, des magasins, des foules. De temps en temps un monument intéressant; puis de nouveau des boutiques, des cafés, des hôtels… Voici Castillet – à une époque lointaine c’était la porte de la ville et la prison. La place François Arago – physicien et astronome, si vous ne le saviez pas. Vous avez peut être pensé qu’il était écrivain? Eh bien, non, mais ses frères, Jean et Etienne, l’étaient. Depuis le quai Sébastien Vauban – maréchal et ingénieur du 17e siècle – nous avons longtemps admiré les terrasses le long d’une petite rivière nommée Bassa. Des platanes magestieux longent le chemin piétonnier, plus bas – au niveau de l’eau – des plattes-bandes multicolores de formes variées avec des rosiers et du romarin. Masik avait envie d’y sauter, mais non, ça ne se fait pas! J’avais lu que ce quai est le plus beau au monde. A vrai dire j’ai des doutes, mais il est beau. Autour de nous la fête de Noël bat son plein. Tout est illuminé, les boutiques sont ouvertes, le parfum de café, de croissants, de châtaignes et d’olives plane autour.

               On décide d’aller voir le Palais des rois de Majorque. La décision a été prise après de longues discussions: d’un côté c’est un monument local important, de l’autre – c’est loin. En passant par le centre historique – une vingtaine de minutes. Toutefois, en vrais héros nous y sommes allés. Et comme nous adorons les détails – elles nous disent bien plus que n’importe quel guide – nous avons fait un grand détour. Masik commence toujours son repas par lécher les bord de son auge.

              Et le Palais alors? J’ai eu le pressentiment que ce serait quelque chose de grandiose et de fermé. En anticipant je vous dis: c’est exacte. Le grandiose est presque toujours fermé.

              Quelles sont les conséquences d’éloignement de belles rues touristiques? Vous avez raison: boue, ordures, murs sales, linge au-dessus des têtes. Langue inconnue, visages rudes, renfermés – on se croirait dans l’époque lointaine de la guerre de cent ans… Enfin, échappés! Devant nous un immense mur. On se met à le longer en cherchant une porte d’entrée. Trouvé! Bien évidemment, elle est fermée, aucune présence humaine. Nous sommes les seuls idiots! On a fait tout le tour – ce fut «notre Palais des rois» à nous. Il faut positiver: pour nous, ce serait désormais un des mystère de la ville. Sauf que la frustration est quand même restée.

              Pour nous rendre le sentiment perdu de la fête, nous sommes revenus vers les rues décorées du centre. Nous avons pris un expresso et un croissant dans un café. Masik en a goûté volontiers, bien qu’il préfère le croissant trempé dans du cappuccino. Le café est petit, sympathique. En face il y a une statue: la femme qui tend les bras vers le ciel, chef d’oeuvre d’Aristide Maillol. Nous lui avons donné le nom de «la dame nue et sans aviron», bien que nous supposons que c’est Dina Iakovlevna Aibinder – la muse de Maillol durant les dernières années de la vie du sculpteur.

              Décidément, aujourd’hui c’est la journée des découvertes! Dans le quartier «Les Platanes», derrière le Palais de Congrès nous avons découvert le passage de Maurice Trintignant. C’était un pilote de la Formule-1 et l’oncle de Jean-Louis. Tout le monde se souvient du film du 1966 de Claude Lelouch «Un homme et une femme» où Jean-Louis joue le pilote de course …

               Grâce à un hasard et à une coincidence nous avons trouvé également qui était Jean Bourrat qui a donné son nom à un boulevard. À côté du marché, qu’on ne pouvait pas manquer, se trouve le boulevard Fréderic Mistral, comme à Barcelone. C’est un pris Nobel de littérature de 1904. Sur ce boulevard il y a un monument. À Mistral? Mais non, à Bourrat! C’était un député, un élu du peuple. Masik n’a pas manqué de l’honorer de son attention.

              Nous avons appris que le marché est quotidien. Un grand plus – il est tout près de notre futur logement, dans le quartier des écrivains! Super! Nous adorons flaner le long des étalages où sont exposées de bonnes choses; peut-être sont-elles mauvaises pour la santé, mais on a toujours le droit de goûter! Ou bien, à la rigueur, juste inhaler l’arôme des churros chauds ou du saussisson fumé, admirer les goûtes de graisse brillant au soleil sur les côtes du porc bien bronsées… Quel plaisir d’imaginer sur ses papilles une fraîcheur légère des tripes au raifort : douce d’abord, ensuite amère et épicée! Malheureusement, à Céret le marché n’a lieu que le samedi matin.

              Puisque la chance nous sourit, j’ai décidé de m’acheter un pantalon – à la mode d’aujoud’hui – en cigarette… Nous en avions vu à Barcelone dans une vitrine, mais il n’y avait pas ma taille. J’ai rien dit à Massik : il en aurait profité pour me réclamer une autre petite balle, et en ville il ne pourra pas jouer avec. Comme quoi, après le marché, nous sommes allés à la recherche d’un pantalon. Mais, en passant par le quartier des écrivains – pour rendre hommage à mes collègues.

              Voici la rue Rostand, puis Balzac, ensuite Musset et Perrault… c’est là que j’ai eu une illumination: qu’est-ce que c’est bien réfléchi! Toutes les avenus, les passages et les ruelles sont en sens unique, et, malgré la première impression du désordre, ils sont disposés en ordre chronologique à commencer par le boulevard Bourrat. Des deux côtés du boulevard – «les jeunes», tous de la fin d’avant-dernier siècle – Pierre Loti avec ses romans coloniaux et Edmond Rostand avec son «Cyrano». Le néoromantisme. Au carrefour on tourne de la rue Rostand à droite pour aller voir Honoré de Balzac. Sa «Comédie humaine» c’est le milieu du 19e siècle. La rue du premier réaliste de la littérature européenne est traversée par une autre, moins large, qui porte le nom d’Alfred de Musset. Le romantisme. Il écrivait une vingtaine d’années avant Balzac. Nous allons tranquillement vers le dix-septième siècle – place Molière, créateur de la comédie classique. De là, le long du mur de la forteresse, plusieurs rues partent dans des directions différentes – Charles Perrault, Jean Racine, Pierre de Ronsard et Michel de Montaigne. Deux premiers noms ne posent pas de problèmes – Perrault a écrit sa «Cendrillon» tout à la fin du 17e siècle; Racine, un des trois plus grands dramaturges de France, à écrit sa «Phèdre» au milieu du même siècle. À la même époque deux autres dramaturges – Jean-Baptiste Molière et Pierre Corneille – écrivaient leurs oeuvres. Je me suis souvenu, que ces trois noms ont été toujours associés avec celui de Nicolas Boileau, leur contemporain. C’est lui qui avait formulé les règles de la poésie classique. Mais nous n’avons pas trouvé ni rue Corneille, ni rue Boileau. Masik a fait le tour de toutes les cours à la recherche d’une petite ruelle ou impasse qui porte ces deux noms, rien! Et pourtant, «Corneille» et «Boileau» auraient été bien logiques à la place de «Ronsard» et «Montaigne». Cela ne veut pas dire que j’ai quelque chose contre ces deux dernier, loin de là! Mais ç’aurait été plus juste et plus logique. C’est que Montaigne était plutôt essayiste et philosophe. Or, dans notre quartier il y en a déjà beaucoup – il y a Montesquieu, Descartes et même Raymond Lulle… L’autre, Ronsard, est poète, mais, comme l’écrivaient ses contemporains, c’était plutôt la recherche poétique qui l’intéressait. Pendant trois siècles il avait été presque oublié, et maintenant – le voilà ressurgi! Plus tard, les gens vont se demander: comment ça se fait, que dans le quartier des écrivains à Perpignan on n’a pas trouvé de place ni pour l’un des trois dramaturges, ni pour ce théoricien de la poésie classique dont les règles avaient été scrupuleusement appliquées par les plus grands auteurs du théatre classique.

               A mon humble opinion, c’est une négligeance inadmissible! Quoi qu’il en soit, la chronologie et la logique sont bien respectées: Ronsard et Montaigne c’est déjà le 16e siècle! Il est vrai qu’un seul quartier d’une petite ville ne pourrait pas contenir les trois siècles de la littérature française, ici il n’y a qu’une petite dizaine d’auteurs. N’empêche que je plains Pierre Corneille: encore aujourd’hui je pourrais réciter le monologue de Don Rodrigue du « Cid»! Par coeur!

              Une grande avenue entoure le quartier par-dessus le mur de la forteresse – l’avenue François Rabelais. Depuis la place Molière on monte vers le Moyen Âge en suivant les Escaliers Monumentaux. Très bien fait! Celui qui avait posé les fondements de toute la littérature européenne a bien mérité cet emplacement!

              Nous sommes sortis sur la place Molière. Personne, le calme absolu. La place est toute petite, mais si affable, si «caressante»! De petites rues nocturnes de Céret me viennent à l’esprit. Avec ses platanes tout autour et au milieu, la placette ressemble à un jardin ou au parc «les Platanes» qui longe le boulevard Bourrat. Les brusques coups de vent soulevaient les feuilles mortes, et Masik a entamé une course derrière leurs nuée multicolore.

              Vite fatigué mon jeune ami a sauté sur le banc à ma côté. On est resté un moment à admirer ce tourbillon de couleurs, et moi, tout dans mes rêves, j’ai entamé à mi-voix le monologue de Don Rodrigue – d’un côté pour habituer Masik à la mélodie du vers classique, de l’autre – pour combler la lacune – l’absence du nom de Corneille dans le quartier.

              Tout à coup, comme dans un conte de fée, une jeune fille avec un petit chien sort de la rue Charles Perrault. Mon camarade n’y fait aucune attention! Aucun signe de préoccupation! Tout sous l’emprise du vers classique. Le chien, de la même race que le mien, s’est approché, a bougé la queue… Alors, ça c’est le comble! – s’est dit Massik en se soulevant sur ses courtes pattes – Je suis plongé dans l’art, et celle-là… Ouaf! a-t-il dit distinctement. Puis, encore pour être plus clair: Ouaf, ouaf!

              La fée a rappelé son chien dans un mélange charmant de français et de russe.

              – C’est joli – dis je surpris. Quelle chance!- pensais-je ensuite, j’aurai avec qui bavarder dans des moments d’ennui, même peut-être écrire un essai sur les méandres imprévisibles des sentiments…

              La fille portait «mon» écharpe couleur kaki et une courte veste d’un blanc immaculé, elle avait les cheveux châtains aux reflets dorés. Elle nous a regardés à peine, s’est éloignée et, accroupie, caressa son chien. Continuant le jeu avec le chien, elle battit des mains. Le chiot se retourna et courut. La charmante fée courut aussi, se retourna une seconde, sourit à son petit ami, puis à Masik, et, comme Cendrillon, disparut aussi vite qu’elle était apparue…

              S’est-elle perdue dans les dédales de la rue Montaigne – ce plus grand essayiste de tous les temps? C’est lui qui, bien avant moi, avait essayé de parler de tout et de rien, sans idées, sans genre ou thème préconçu, se partageant entre les premières, le second et le troisième.

              Un peu calmés, nous avons monté l’escalier et marchons maintenant d’un pas assuré dans la rue François Rabelais. D’en haut nous pouvons embrasser tout le quartier que nous allons habiter bientôt. La perspective de revoir ce quartier, et, peut-être, la jeune dame au petit chien nous remplit de joie et de contentement. Nous sommes également très fiers d’avoir découvert cette logique de la toponymie locale. Néanmoins, un vague sentiment de manque nous laisse insatisfaits: le puzzle de grands noms nous semble incomplet. Nous passons devant l’Eglise Saint-Jacques… Mais voilà! La petite ruelle porte le nom d’un autre François – Villon! C’était obligé qu’il soit là! Perrault et Rabelais sont à jamais soudés avec Villon: le premier est enterré à Paris près de l’Eglise Sain-Benoît-le-Bétourne – celle qui est «mal tournée» – là où Villon avait habité longtemps chez le curé, son oncle. Le second est le seul qui avait rendu hommage à son homonyme – grand poète lyrique du Moyen Âge – dans «Gargantua et Pantagruel» — immence monument littéraire de la Renaissance… Cent ans après la disparition de Villon…

              En un mot – partout où l’on jette le regard, on voit des lyriques, des romantiques, d’adorables jeunes filles et leurs pas moins adorables petits chiens – tous créateurs des comédies – classiques et «humaines» en particulier.

              Masik et moi – nous sommes deux gars joyeux qui aiment les contes. Evidemment, il est passionnant de lire les noms des rues, faire renaître la nostalgie des jours heureux de notre jeunesse studieuse! Toutefois, on est obligé de quitter l’endroit qu’on a tant aimé: nous avons oublié l’objet de la promenade – on cherche à acheter un pantalon. Nous avons contourné le quartier par le boulevard Bourrat, nous sommes arrivés à la Cathédrale Saint-Jean Baptiste, ensuite à Castilet. Le chemin a été long, bordé d’innombrables boutiques. Enfin, nous avons atterris dans un autre café.

              Cette fois tout simple, rien d’extraordinaire, tables et chaises en plastique sur une terrasse. Du café moyen, servi dans des gobelets en papier, pas de croissants. Masik est assis sur une chaise à côté, mécontent, maussade. En espérant une heureuse rencontre? Voilà qu’une fille d’un pas assuré va vers notre table. Je ne suis pas surpris – tout le monde a envie de caresser mon Masik! Au moins les dix dernières minutes. J’ai eu le temps d’apprecier le blue-jean de la fille. J’ai soulevé légèrement mon postérieur, ai bougé les doigts en guise de salutation. La suite a été sans intérêt: la fille est allée voir son copain qui était juste derrière nous. Masik d’ailleurs l’avait su: il n’avait même pas regardé cette jeune française! Il est comme ça, rancunier – je ne lui avais rien dit de mes recherches d’un pantalon, il ne m’a pas prévenu de la présence de ce type au crâne rasé et à la barbe pointue. Mais il n’y a pas de peine perdue – la jeune fille m’a donné l’adresse du magasin où elle achetait ses jeans. Non, je ne voulais pas un truc cher – Pierre Cardin ou autres – pourquoi payer cher pour un vêtement? Pour moins manger? Pour maigrir? Cela est privé de sens: le pantalon neuf deviendra vite trop large… Vous êtes d’accord, n’est-ce pas?

              J’ai une très mauvaise habitude – je garde toujours sur moi un vêtement fraîchement acheté. Cette fois Massik n’a pas été d’accord, il s’est mis entre moi et la caisse. Je ne l’ai pas écouté, grosse erreur! Les vendeuses ont mis au moins dix minutes en me fouillant; elles rougissaient en soulevant à tour de rôles mes chemises et mes tee-shirts, elles enlevaient des étiquettes, des trucs en plastique fixés à la ceinture… Elles s’ingéniaient d’aller en profondeur, cherchant avec leurs petits doigts quelque chose de très important pour elles.

              Toutefois, je suis maintenant bien équipé – mon écharpe est presque de la même couleur que mon nouveau pantalon, et Masik marche à côté très fier de lui, comme si c’était lui habillé tout en neuf!

              La journée a été bonne – on a acheté la carte sim, échapé à l’amende, trouvé le monument à l’énigmatique député Bourrat, compris ce qui n’allait pas avec les noms des rues, visité les quartiers moches… On a tout vu; ça suffit pour une journée, il est temps de revenir à Céret.

              L’autoroute nous a surpris par un vent de 80 km à l’heure, peut-être plus! Une horreur! Les voitures, comme des puces, sautaient sur la chaussée; la température avait chuté, il faisait moins un, mais avec ce vent le froid semblait plus fort. Les poids lourds présentaient un grand danger – dans le sens opposé un camion en freinant s’est mis de travers. Les voitures roulaient à 130, le vent soufflait à 80… Pas beau du tout!

               Voilà que les policiers ont arrêté tout le monde dans les deux sens. Ils passent le long de la queue des voitures, expliquent quelque chose. Posent-ils des questions? Appellent-ils à la vigilence? Moi aussi, j’ai baissé la vitre et écoutais attentivement leur discours décousu. J’ai rien compris, soit à cause du vent rentrant par la vitre, soit à cause de Masik qui, depuis la rencontre avec la police à Perpignan, aboyait chaque fois à la vue d’une uniforme. En plus, les policiers parlent comme les medecins écrivent.

              Je ne peux pas comprendre, pourquoi, vu la force du vent, la vitesse maximale marquée sur les écrans lumineux n’était pas limitée? Cela m’a fait penser à des routes d’hiver, quand le goudron disparaît sous une grosse couche de neige glacée et mamelonnée: si tu vas à moins de soixante-dix, chaque motte est un danger latent – le volant ne t’obéit plus. Dans de pareilles conditions la vitesse proche de 100 km à l’heure est justifiée, même si ça fait un peu peur.

               Finalement nous sommes bien arrivés au port, sans passer par «Les tourtes catalanes». Après la journée mouvementée on avait envie d’une nourriture spirituelle; surtout qu’à Céret tout est sous la main. Allons à la bibliothèque! Il faut dire que mon plus grand plaisir est de feuilleter les livres sur l’histoire de la littérature française à la recherche de toute information sur François Villon et de Charles Baudelaire. Je cherche une réponse à deux questions: primo: Villon, n’avait-il pas été oublié trop précipitamment (surtout après cette horreur – le film du 2010 «Moi, François Villon – voleur, assassin, poète»), et, secondo: quand après 1949, date de réhabilitation des poèmes interdits de Baudelaire, leur publication est devenue possible. J’ai trouvé une réponse dans le volume de plus de 900 pages: «Les plus belles pages de la poésie française». Je regarde le 15e siècle – pas de Villon! Le duc d’Orléans y est bien présent, tandis que le vainqueur du concours de Blois dont le duc avait été l’initiateur, brille par son absence. Des imbéciles! J’ai ressenti une profonde satisfaction intellectuelle!

               Nous sommes arrivés devant notre galérie préférée. Pourquoi préférée? À cause d’un tableau de Fabien Boitard – un cygne sur un lac en forêt. Derrière un bel oiseau blanc un corps renversé de femme – on ne voit que ventre, cuisses et jambes. Insolite, très baudelairien! «…Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins, Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne…». Nous nous y sommes arrêtés – Masik aimait bien ce cygne.

              Je constate que les amours de mon petit ami changent très vite: après avoir visité le quartier des écrivains à Perpignan il ne supporte plus ni l’exposition des aquarelles à Céret ni le Musée d’art contemporain (c’est vrai que Matisse n’y est plus exposé depuis un mois), ni le «Café Pablo» en face de la Porte d’Espagne, où Picasso, Modigliani, Manolo, Matisse, Cocteau, Chagall et Dali avaient aimé siroter le café ou le vin… Il évite les cinq galéries de peinture dans la rue du Commerce, il ne regarde même plus le tableau de Van Dongen qu’il avait tant aimé! Masik m’entraîne vers une petite ruelle à peine visible où commence la rue Manolo – sculpteur catalan, un ami de Pablo Picasso. Nostalgique de l’été passé à notre Manola – avec de l’herbe fraîche et des cygnes sur le golfe?

              Je marche derrière mon chien vers «Manola»; on traverse le centre de Céret avec ses trois monuments du 13e siècle et deux du 12e… Devant le Pont du Diable il s’arrête, rêveur. A-t-il compris que ce pont ne mène nul part et qu’il ne pourrait pas y «..bercer son infini suivant le rythme de la lame..»? Dans son regard je vois un effort de comprendre, d’accumuler dans son esprit les couches tassées du temps passé. Ou bien, il est tout simplement fatigué et il faut arrêter notre voyage?

              Un peu en aval nous avons trouvé un bel endroit. Un grand rocher y désigne l’emplacement d’un ancien pont construit par les Romains. La crue de 522 avait emporté le pont; mille ans plus tard il a été décidé de construire un nouveau, qui à l’époque est devenu le plus long du monde. De là on voit d’un côté des grandes collines, et de l’autre – le Pic du Canigou enneigé, orange à cette heure du coucher de soleil.

              Enfin, nous sommes tous seuls! Les ronds-points, la tyranie des villes – monuments, trottoires, visages – tout est dans le passé. On n’entend qu’un bruit lointain des pas sur les pavés de la rue République.

              Il n’est pas donné à tout le monde d’être bien dans le tourbillon de grandes villes; y prendre plaisir est une sorte d’art.

              Nous sommes assis sur des vestiges de l’ère passée; ennivrés, nous regardons les rides que le vent dessine sur la surface calme de la rivière; les taches du soleil couchant brillent sur l’eau avant d’aller se perdre dans les jeunes herbes à nos pieds…